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Le crèkion et la crapôde

Le conte « Le crèkion et la crapôde » écrit par Claire Ruwet a obtenu le prix Richelieu dans le cadre du concours de L’Eau Noire en 2004.

Le crèkion marchait sur la route. Le crèkion était un gringalet de la taille de ces portes de fermettes trop basses auxquelles on se cogne en jurant. Il était chétif mais avait de grands pieds. Ah ! Ça oui ! Des pieds disproportionnés, en forme de raquettes. Il pensait sans cesse, tout en marchant et en crachant: D’où viens-je? Fuitch ! Où vais-je ? Fuitch ! A quoi suis-je utile ? Fuitch ! Il ne pouvait s’empêcher de crachoter quand il réfléchissait. C’était plus fort que lui et c’était très gênant, surtout en société. Plus il avançait, plus ses pensées s’enchevêtraient en grosses touffes épaisses. Il tentait de canaliser ses neurones dans ses pas. C’est pour ça qu’il marchait, pour essayer d’oublier de penser… Fuitch

Le crèkion était maintenant fatigué de marcher en crachant. Il s’arrêta à la première fontaine venue et y trempa ses pieds. Au bord de la source se tenait une crapôde. C’était une jeune fille aux yeux de crapaud

fendus, obliques, rayés de noir et de vert. Cette créature hybride au corps avenant de jeune fille, mais au visage rappelant celui d’un crapaud, coassait chaque fois qu’il crachait.
Fuitch! Côa ! Fuitch ! Côa ! Fuitch ! Côa.

La crapôde était en train de remplir son seau d’eau. Mais son seau était percé. Et l’eau dinguelon dringuelon dégringolait. Le crèkion crachait. L’eau pissait. Le seau suintait, chuintait.
- Crèkion aux grands pieds, tu crachotes quand tu penses trop, côa ! l’apostropha la crapôde. Aide-moi à trouver le forgeron qui réparera mon seau car je m’épuise à puiser pour répandre toute l’eau sur la route, côa.
- Eh ! Gente demoiselle ! Ce n’est point parce que vous avez les yeux bien fendus que j’engagerais toute mon existence à quérir un forgeron qui boucherait le trou de votre seau … Fuitch !
- Côa ! Et pourquoi pas ? répondit la crapôde en zébrant son regard de plus belle.

Ma foi, le crèkion avait de grands panards qui ne lui servaient pas à grand chose. De plus, laisser tourner à vide le moulin de ses pensées l’obligeait à crachoter sans cesse. Il trouva judicieux d’économiser sa salive et d’user ses pieds à quelque chose d’utile. Il regardait les bras de cette pauvre créature luire sous l’eau ruisselante et quelque chose s’alluma en lui. Le crèkion marchait depuis longtemps. Il était déjà à moitié heureux qu’une demoiselle, fût-ce une crapôde, ne se soit point formalisée de son allure. De surcroît, en lui confiant une mission, la donzelle le transformait sur-le-champ en héros !

Le crèkion, absorbé dans ses pensées, suivait sur le sentier la crapôde, qui avait dépassé le premier champignon d’où sortirent trois copiches et un cok d' awousse.
- Pouvez-pas faire attention ! grommelèrent-elles en chœur.
La première fourmi était trempée par l’eau fuyant du seau tandis que les grands pieds du crèkion avaient aplati la guitare de la cigale.
- Excusez-nous, nous cherchons le forgeron, dit le crèkion !
- Oh ! Mais il n’y en a pas ici, répondit la deuxième copiche. Pour cela, il faut vous rendre dans la grotte de Nocturne. Mais c’est férié aujourd’hui, car c’est lundi. Tout le monde travaille et donc... pas de touristes.
- On se débrouillera, fuitch, cracha le crèkion. Dites-nous déjà comment arriver à la grotte de Nocturne.
- Vous suivez l’Eau Noire. A l’endroit où elle fait une anse, vous verrez un gros rocher.
- Si une demoiselle caresse trois fois ce rocher, un géant vous ouvrira, souffla la troisième copiche, en s’assurant que personne ne les espionnait et qu’elle ne risquait pas une douche intempestive.
Le crèkion soulevait maintenant très haut ses grandes palettes lui tenant lieu de pieds. Il oubliait de penser et gardait pour lui sa salive. La crapôde le suivait en laissant derrière elle un sillage d’argent d’escargot.

Ils arrivèrent rapidement à la rivière. Ils suivirent son cours vers l’aval. Malheureusement, ils étaient sur la mauvaise berge. Nul pont à l’horizon... Le crèkion se remit à cracher de plus belle, tandis que la crapôde, à l’aise dans son élément aquatique, retroussait ses cottes en traversant la rivière, dévoilant ses cuisses fuselées. Le crèkion aux trop longs pieds trempa quand même ses orteils dans l’Eau Noire et, les yeux rivés sur les cuisses de la crapôde, entreprit de résister au courant, qui faisait dériver comme une barque ses pieds hypertrophiés.

La belle s’apprêtait déjà à flatter le rocher quand les pensées du crèkion giclèrent de sa bouche.
- Fuitch ! Et le géant ! Que vas-tu faire quand le géant va t’ouvrir ? Fuitch ! S’il est féroce, il t’écrasera d’un seul doigt. Sprotch !
- Et pourquoi serait-il dangereux ? Il fait son boulot de gardien, comme tout le monde, côa.
- Avant de rentrer, il faut trouver un moyen de l’amadouer, fuitch ! L’apprivoiser, fuitch ! Le dompter, fuitch ! Pour sûr, il ne sera pas content qu’on le dérange un jour de fermeture.

Le crèkion baptisait de ses crachats tous les arbres. Un spirou pirouettant au sommet d’un aulne, la queue en spirale, les railla de sa branche. En trois coupèrous, il les rejoignit.
- Hi hi ! grinça-t-il. J’ai un truc pour ceux qui ont le trac ! Vous tracassez pas ! Pour éviter la trique, pas besoin d’aiguille à tricoter, donnez-lui à sucer un gros doigt de pied, et vous verrez ce qui va se passer...
L’écureuil disparut aussitôt.

La crapôde caressa langoureusement le rocher : une fois, deux fois, trois fois. Et la roche roula. Le crèkion eut juste le temps de saisir la crapôde par la manche et de la tirer en arrière, évitant qu’elle ne se fît écraser par la masse de pierre.

Une voix caverneuse s’enquit :
- Qui est là ?
- C’est nous, le crèkion et la crapôde ! répondit hardiment le crèkion.
- Entrez ! fit la voix.
Le preux crèkion risqua un pied, puis l’autre. La crapôde aux yeux fendus s’habitua plus vite que lui à l’obscurité qui régnait dans cet antre. En face d’eux se tenait un géant aux mains énormes.
- Que puis-je pour vous ?
- On vient pour le forgeron ! glissa la crapôde d’une voix d’hôtesse de l’air.
- C’est moi, c’est moi ! C’est moi ! clama le géant accompagné par l’écho. Que voulez-vous ?
- Je voudrais que vous répariez mon seau car, voyez-vous, il est troué et cela m’oblige à retourner dix fois sur la journée au puits, côa.
- Et où est votre seau ? tonna le forgeron.

Le seau aurait pu servir de dé à coudre au géant, pensa le crèkion. Pour une fois, il ne phosphora pas pour rien et proposa :
- Prenez-nous dans votre main, afin qu’on vous le montre !
- Comme zakouski, ça pourrait passer, marmonna le géant en lorgnant avec appétit les cuisses de la crapôde.
Il ouvrait déjà sa mâchoire…
- Goûtez d’abord ceci, lui dit le crèkion en tendant son gros orteil.
Heureusement qu’il avait de grands pieds ! Il devait se retenir de ne pas rire car il était chatouilleux.

A son grand soulagement, le géant se mit à rapetisser. Et plus le forgeron rapetissait, plus il léchait avidement son gros orteil, qu’il tenait maintenant entre ses deux mains comme un cornet de glace.
- Assez ! Assez ! cria le crèkion.
Mais le forgeron était très goulu et il continua à sucer frénétiquement le doigt de pied du crèkion, jusqu’à ce que sa bouche fût devenue trop étroite pour téter l’orteil du crèkion.
La crapôde saisit le forgeron par son tablier de cuir et le tança :
- C’est bien malin maintenant. Vous êtes devenu minuscule. Comment pourriez-vous réparer mon seau ? Vous pourriez vous noyer dans ce malheureux fond d’eau.
Le forgeron éclata en sanglots:
- Je vais perdre mon emploi. On va me virer…
Le crèkion cracha trois fois puis donna à goûter son pouce gauche, puis le droit. Rien ne se passa. Il lui vint à l’esprit de proposer au forgeron un sein de la crapôde mais il se retint d’en parler car ces pensées le remplissaient de jalousie et de honte mêlées.

- Fuitch ! Fuitch ! Fuitch ! Soyons logiques, déclara-t-il soudain. Si un gros orteil de grand pied fait rapetisser un géant, un petit orteil de petit pied devrait faire grandir un nain !
La crapôde qui tenait toujours, entre le pouce et l’index, le forgeron suspendu par le tablier, le déposa dans son seau qui avait perdu toute son eau. Puis elle ordonna au crèkion :
- Allons au camping du « caillou d’eau », côa ! Il y a des enfants là-bas.

Ils marchèrent longtemps avant de trouver les caravanes résidentielles où vivaient des gens qui n’avaient pas assez de louis pour trouver un autre logement, ou qui préféraient vivre au vert toute l’année plutôt que dans des cubes empilés les uns sur les autres. Quelques gamins jouaient au ballon. La crapôde et le crèkion les observèrent, cachés derrière un sapin. Puis ils convinrent de commun accord de jeter leur dévolu sur le plus petit, un rouquin de quatre ans peut-être. Les autres ne lui faisaient pas de passes car il courait moins vite, tirait contre son propre camp. Il s’était mis à bouder et explorait les galeries de ses narines.
- Hep ! Hep !
Le gamin les aperçut, et les rejoignit derrière le sapin.
- Fuitch ! Peux-tu nous aider ? Notre seau est troué, nous voudrions le réparer mais malheureusement, malencontreusement, déplora-blement, le forgeron a rétréci et…
- Vous n’avez qu’à vous acheter un nouveau seau en plastique chez Aldiridi, répondit le gamin en haussant les épaules, prêt à s’éloigner.
- Côa ? Mais j’y tiens très fort à mon seau en fer. Il sonne, il résonne, il me vient de ma grand-mère.
- Ah ! Moi aussi j’avais des trésors de mon grand-père. Des vieux outils. Mais papa a tout vendu. Il n’y a pas assez de place dans la caravane pour garder toutes mes affaires.
L’enfant soupira en fronçant son nez rempli de taches de rousseur.
- Je veux bien vous aider, mais je ne sais pas comment réparer un seau.
- Tu vois le petit lutin, là au fond du seau. C’est un forgeron. Il pourra t’apprendre si tu le fais grandir. Fuitch ! Toi seul a le pouvoir de le faire pousser en lui faisant sucer ton petit doigt de pied.
- Vous vous foutez de moi !
- S’il te plaît, côa ! insista la crapôde. Elle prit le forgeron et le mit dans les mains de l’enfant.
Le forgeron s’était remis à pleurer.
- C’est bon pour une fois, déclara l’enfant, d’un ton péremptoire.
Il enleva le scratch de sa basket, et posa le forgeron à califourchon sur son petit orteil. Le forgeron l’entoura de ses bras et le suça comme un doudou.
- Hihihi ! Ça chatouille ! hocquetait le gamin en se tortillant !
Le crèkion crachait à tour de bras. La crapôde tenait sa tête penchée.

Le miracle eut lieu. Mais cette fois, le crèkion interrompit la gloutonnerie du forgeron quand il jugea que celui-ci avait acquis une taille raisonnable, c’est à dire la sienne.
- Bon, au boulot maintenant, côa ! s’impatienta la crapôde.
- Mais j’ai besoin de mes outils, bougonna le forgeron. Ma forge se trouve au fond de la grotte de Nocturne.
Le crèkion aux longs pieds, la crapôde et le forgeron aux grosses mains reprirent le chemin de l’Eau Noire.
- Je voudrais voir les outils ! Je peux vous accompagner ? demanda l’enfant en courant derrière eux.
- D’accord, à condition que tu apprennes le métier, répondit le forgeron.
- Tope là !

Ils atteignirent la grotte à la nuit tombée.
- Gamin, ramasse-nous du bois pour le feu, ordonna le forgeron.
Le gamin s’exécuta rapidement. Il adorait ramasser du bois. D’ailleurs il avait déjà ramassé toute une collection de bâtons sur le trajet. Le forgeron les emmena à travers stalactites et stalagmites au bout de sa galerie secrète, là où il cachait son matériel. Quand le crèkion découvrit l’enclume qui trônait, immense, sur une colonne de concrétion, il se remit à cracher. La taille des outils du forgeron était maintenant gigantesque par rapport à celle du forgeron. Mais la forge était magique, et dès que le forgeron toucha son marteau, ce dernier prit des proportions raisonnables. Il effleura le bec de l’enclume qui fondit dans le même mouvement. Le forgeron alluma le feu et donna pour mission au crèkion et à la crapôde de souffler pour l’attiser. Cette mission ôta définitivement toute envie de cracher au crèkion. Par contre, la fournaise séchait la peau humide de la crapôde et lui donnait un relief étrange. Le feu se fit braise, le forgeron y jeta un fer. Quand le fer devint rouge, il le retira avec une longue pince et le martela sur l’enclume. Stalac tit tit ! Stalac mit mit !
- Trop cool ! Je peux essayer ? demanda l’enfant.
- Bien sûr. Prends le marteau, je tiens le fer, il est trop chaud.

L’enfant était heureux d’aplatir le fer. Stalac tit tit ! Stalac mit mit !
Il était fier de son nouveau savoir-faire.
Stalac tit tit ! Stalac mit mit !
Il faisait chanter le marteau.
Stalac tit tit ! Stalac mit mit!
Le crèkion sentait son cœur battre aussi.
Stalac tit tit ! Stalac mit mit !
Et l’écho de la salle répondait.
Stalac tit tit ! Stalac mit mit !

Tchac !
Une douleur affreuse interrompit sa rêverie. D’un coup de marteau fâcheux, le gamin lui avait raccourci les deux pieds. Sans perdre de temps, le forgeron plongea le fer rouge et les pieds du crèkion dans le lac souterrain. Cela dégagea une grande gerbe de vapeur.
Pfffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffuit

Quand le crèkion émergea du brouillard et de sa douleur, il vit, penchée sur lui, la poitrine généreuse de la crapôde. Dans sa main gauche, elle tenait son seau rapiécé. La chaleur intense du feu avait fait craquer sa peau boursouflée. Mais ses yeux, ses yeux verts si bien fendus, n’avaient pas changé.
Stalac tit tit! Stalac mit mit!

Le crèkion se releva, prit la crapôde par la main droite, l’emmena dehors. Le soleil était haut. Son cœur s’emballait.
Stalac tit tit ! Stalac mit mit!
Il ne sentait plus ses pieds. Il coucha la crapôde dans la mousse.
Le seau tomba. Stalac !
Délicatement, comme on effeuille une rose, il lui enleva chaque squame
Mmmmit,
mmmmmit,
mmmmit.
Et découvrit son doux visage.

Stalac tit tit …stalac mit mit...

Signification des termes wallons
Crèkion (ou crikion) : être chétif
Crapôde : fille ou une fiancée, sans connotation péjorative.
Copiche : fourmi
Cok d' awousse : cigale
Spirou : écureuil
Coupèrou : cumulet

Les explications en wallon par Lucien Mahin: